15 janvier 2006

En Nomad's Land 6 : le bonheur paien



Pakistan 2 : Le mystère des Kalash

Les mains gainées, noircies à ne plus les reconnaître, toutes tailladées de froid et des travaux kalashas, le corps juste lavé par l’aube à l’eau des moulins, je suis chaque semaine plus terreux, à chaque cérémonie plus béni du sang des chèvres immolées. Chaque jour ma peau ressemble plus à l’écorce des vieux chênes, et j’ai pourtant le cœur si léger… D’ailleurs, à force de chapatis (galettes de blé non levées) mon odeur a changé : je sens le vieux bois et le suint des chevreaux.

Ces Kalashs sont les derniers « Kafirs » (païens) de l’Indukush. On les dit en effet « infidèles », puisqu’ils ne sont pas musulmans ; on les dit encore chamanes ou descendants d’Alexandre de le Grand et fruit du plaisir de ses soldats, mais les Kalashs sont avant tout de ces Ariens nomades qui ont jadis posé leur exode avant les plaines gangétiques. Cause de leur persécution, ils ont surtout la folie de croire à cette brave vie qui se joue à chaque instant sous nos yeux et se font un vrai culte de la fêter.
Pourtant la pression musulmane entraîne chaque année de nouvelles conversions ;
chaque jour la culture kalasha et sa tradition orale doivent luter pour que soient régénérés les saisons, les pâturages, les âmes, pour qu’ils puissent encore exister.
Je suis là, dans une chaumière enneigée, près de ce col de la frontière pakistano-afghane dès lors fermé pour des mois, là, le sourire gelé sur le visage, tant je suis heureux, et tant il fait froid. Un mois captif de cette chaleur qui retient les cœurs, qui les empêche de geler pour de bon, et maintenant bloqué par la neige.

En Nomad's Land 5: chez les chamans kalashas


Festival Paien

Dans cette vallée reculée de la frontière pakistano-afghane, Bhutto, sa femme Nasim Begin et ses cinq enfants m’ont accueilli dans leur petite chaumière le temps de leur festival du Chaumos. Trois semaines durant, danses, brasiers de genévriers, chants ancestraux, sacrifices de chèvres et autres cultes ont rythmé les journées pour préparer la venue du divin Balémaïn.
Une nuit à modeler des statuettes en pâte de pain pour les immoler le lendemain à coups de pierres. Un jour à danser, un autre à
laver les vêtements de toute la tribu avant d’entamer les grands nettoyages du solstice, puis l’on entoure le village de fumée afin d’achever les purifications et le fermer à tout étranger. Pour y demeurer, il me fallait acheter un bouc et le sacrifier afin que son sang me purifie. Ce soir, trente autres chèvres suspendues dans la nuit offrent leur gorge à la pleine lune : la neige est bleue et rouge, la terre tremble à nouveau ici au Pakistan pour annoncer l’arrivée du Dieu
Mais des chants, de la danse à enhardir le printemps : une vieille édentée tournoie dans la parade des villageoises, yeux clos,
mains levées vers le ciel afin de recevoir les derniers mots des Dieux, et elle reprend les mêmes pas des dizaines de refrains durant, puis sa tête tombe comme si son esprit s’en était allé du côté des génies, comme s’il avait retrouvé la voie des chamanes sur les montagnes interdites, comme s’il avait oublié la fête et les chants, alors, vraiment, vous croyez à la transe.

En Nomad's Land 4: en tribu Qashqa'i



Iran 2: des montagnes du Zagros vers les dunes

Alors, d’une minorité à l’autre, on se retrouve à un coup de vent du golfe persique à faire naître des chevreaux pendant que la vieille Djéran fume le qalyan en attendant que cuise la soupe. Mère, grand-mère, arrière grand-mère ? Djéran n’a pas d’âge, tout comme sa tente de laine brune qu’elle rapièce en voyant venir la pluie, tout comme sa satanée tambouille, et comme cette tradition de quitter les montagnes du Zagros dès qu’éclot le premier chevreau – ce sens de la migration qu’avaient déjà les rois de Persépolis, il y a 2500 ans, cette culture de l’exode qui se perd lentement…
Même si le professeur ne vient plus à cheval depuis que la majeure partie de ses frères nomades s’est sédentarisée et si la famille de Djéran refuse encore les nouvelles tentes de toiles et les maisons de briques, elle a pourtant insisté pour m’emmener au mariage de ses cousins « trop civilisés ». Les hommes fument d’un côté, alors que les femmes dansent de l’autre. Puis c’est au tour des jeunes loups de jouter à coups de bâtons pour séduire les danseuses et, qui sait, en brisant assez de genoux, conquérir l’une d’entre elles, l’épouser l’hiver prochain et enfin pouvoir lui parler.

Trois jours de noces dans les nasillements du saz, les coups de bâtons ou de fusil, trois jours où Djéran retrouve une culture qu’elle croyait perdue.