25 juillet 2006

Frontière pakistano-afghane 4



Polo :
"Roi des jeux, jeu des rois",
même sur un yak

On raconte que l’élite Mongole utilisait une tête de chèvre en guise de balle de polo, le peuple en a alors peut-être récupéré la carcasse pour créer le Buz Kashi.

Avec le pinceau d’un sabot, on mélange soleil et terre en un large trait d’or : le tableau s’illumine, les silhouettes se découpent, toujours plus larges, toujours plus nettes à mesure que le galop vous submerge.
Qu’il soit pakistanais, mongol ou créé pour les rois de l’antique Perse, le Polo demeure le jeu des rois. Et les plus riches monarques de ce coin de l’Himalaya sont ces cavaliers semeurs d’or qui n’ont qu’une armée de chèvres : un instant qui a des milliers d’années et se jouera tant que la terre usée, le vieux soleil, la nuit et l’ombre des chevaux voudront bien s’unir sur le toit du monde pour arracher quelques pépites à ce sol stérile.
L’alchimie d’un instant qui n’existe que pour lui, sans profit ni loi ni vainqueur :
le vrai jeu de la vie la plus pure.

Frontière pakistano-afghane 3


Buz Kashi
ou
« Attrape la chèvre »

Lorsque tout, des glaciers himalayens aux steppes stériles, vous crie que ce sentier de chèvres n’est pas l’antique Route de la Soie, lorsque le dernier marchand afghan qui vend indistinctement sucrerie et lapis lazuli à la pesée vous répète qu’après ce col – si Allah veut bien que vous y parveniez - il est encore un autre col de 16'000 feet et que là-haut, même les yaks comptent leurs pas, alors jamais on ne croirait «les» voir apparaître.

Lorsque les dernières marmottes au poitrail citron vous ont aussi sifflé que le soleil mourant fait geler l’eau et qu’il vaut mieux se coucher tôt, le vautour qui plane bas vous montrera où «ils» ont décapité la chèvre. Et alors vous les verrez enfin fendre le corset des montagnes en une traînée d’or. Les chevaux écorchent la terre à grands lambeaux de poussière, toujours plus proches, et cet horizon d’ombre qui se resserre, les montures qui vous submergent, écument en vagues, et le tambour du sol qui tremble dans des craquements d’os, claquements de fouets, cris, battements de cœur au cœur de la meute, la vague qui se referme et l’univers qui se retourne.
C’est l’heure où, le bétail rentré, les Tadjiks « attrapent la chèvre » (« Buz Kashi » en perse). Sans lois sur un terrain sans bornes, dans le Wakhan Corridor, au confluent de quatre patries (Afghanistan, Chine, Pakistan, Tadjikistan) et sur des chevaux éduqués à mordre, botter, ruer et renverser leur congénère, on se dispute une carcasse de chèvre à grands coups de cravache. Le gagnant du Buz Kashi l’aura rapporté dans le cercle qui délimite le centre de leur territoire infini.

23 juillet 2006

Frontière Pakistano-afghane 1


Retour au Pakistan : Joshi Kalash

Peshawar, 47 degrés, et toujours les mêmes larges barbes hugoliennes, toujours le même terne complet Shalwar-kamiz, toujours que de rudes gaillards à la fois larges comme des ours et curieux comme des fouines, pourtant l’hostilité a dégelé avec le printemps. Quelque part dans les montagnes de la frontière pakistano-afghane, le festival du Joshi se prépare ; quelque part chez ces Kalashs que l’on nomme Kafirs (païens), on déguste la liqueur d’abricot à la régalade avant de s’en aller chanter de guingois du côté des blés qui tanguent toujours un peu trop quand la tiédeur de la nuit se fait.
Bhutto m’a bien bâti une chambre pour travailler loin des chenapans, mais chaque nuit, après le repas, je reviens près de la couche des enfants pour ne pas dormir, trop heureux de sentir respirer la vie, de voir ces gosses en robe de chambre étoilée enchevêtrés dans leur sourire d’ange, trop heureux davoir une nouvelle famille.
Festival du printemps (Joshi) : le lait est offert en sacrifice, les danses reprennent, farandoles à l’ombre des grands cèdres, flûtes et rires, danses, robes de nuits à broderies d’étoiles, coiffes à grelots, longues tresses noires qui vous fouettent la joue en une pirouette. Le bruissement heureux des grands chênes, le cri des bergers : ça fleure le suint et le pet des chèvres. Convoi furibond, débridé, bachique, parmi les grands barbus pris de panique, ça pue la vie !

Frontière Pakistano-afghane 2


Là où paissent les fées : Kalash 4
Lorsque le Dieu Khodaï a flairé les offrandes du lait nouveau, lorsque les plus belles chèvres ont été offertes en sacrifice pour bénir le long exode des bergers, on guide alors le restant du troupeau au plus haut des pâturages, le regard rivé aux grands glaciers où étincelle déjà l’aile des fées. Elles nous attendent, les fées, elles veillent sur nos pas qui tremblent sur les ponts suspendus et soutiennent le gravas lorsqu’il n’y a que le vide au-dessous et une falaise sans prises qui vous colle au dos. Elles accueillent aussi les trois chèvres qui sont tombées dans les ravins et dont le fracas a mis tant de temps à nous atteindre.
Tout l’hiver, elles ont récuré les glaciers, rangé, ripoliné, épousseté les névés en punissant à coups d’avalanches quiconque oserait perturber leur remue-ménage. Tout l’hiver, un torchon dans les cheveux, elles ont purifié le royaume de l’Himalaya, ces fées Kalashs, et là, enfin, elles se retirent dans les lacs altiers pour le ravissement des bergers. Chacun en parle avec un soupir : « grand-père les aurait vues se baigner et l’oncle éloigné les aurait même connues, enfin, il les a… ils ont été très heureux. »
Ce sont ces histoires fredonnées au coin d’un thé salé qui vous réchauffent, lorsque l’on écoute braire les étoiles et que les autres fées sans ailes sont à plus d’une semaine de marche du pâturage. Alors on se tire un mouton sous le nez en guise de couverture, et songe que, dans un mois déjà, le troupeau nous mènera jusqu’en Afghanistan. Et plus loin encore, ce corridor Wakhan où les Tadjiks et leur Buz Kashi m’ont si longtemps fait rêver, et les Uigurs, les Turkmènes, les Kazakhs, la Chine…


… à suivre …